Chaque moi commence par une révélation, par une étincelle.
Emil Cioran
Résumé.
Les médias satiriques roumains se caractérisent par un enchevêtrement de formes multiples d’expression et d’une infinité d’effets incontrôlables qui régissent l’éternelle triade journaliste-public-autorités.
À ses débuts, la presse satirique roumaine affiche un visage humain, surtout dans les années 1990. Elle s’institutionnalise après cette période, petit à petit, écrasée par de lourds enjeux éditoriaux et patronaux. Jusqu’à présent, la littérature scientifique s’est majoritairement concentrée sur la question des canaux de transmission ou de la réception et non de la production des contenus humoristiques. Les producteurs de ces séquences aiment mettre en avant la complicité qu’ils entretiennent avec leur public. Derrière cet harmonieux tableau, ils bâtissent en réalité un monument à la gloire de leur propre vanité stylistique, paré de valeurs implicites et de termes péjoratifs. Aussi, ces manifestations narcissiques sont principalement visibles au niveau des procédés d’autodérision et du contentement manifeste de ces mêmes producteurs envers leurs produits médiatiques. Les contenus sont donc construits d’après leurs propres visions et représentations de ce qui pourrait s’approcher d’une nouvelle méritocratie des esprits supérieurs.
Avec la remise en cause de tout ce qui donne sens au journalisme, parler de „Narcisse des médias satiriques” constituerait un point de réflexion innovant dans le domaine des sciences de la communication médiatique. Ce sont Elihu Katz[1] et Wilbur Schramm[2] qui, les premiers, ont attribué aux médias une dimension philosophico-humaniste en interrogeant les pratiques des consommateurs. Les études portant sur ce thème se sont surtout intéressées aux questions de réception du message médiatique, dans une perspective sociologique, laissant ainsi à la marge l’analyse des différentes formes philosophiques véhiculées dans une vision du type média-centrique.
Pour ce faire, nous allons nous concentrer sur le cas des journalistes satiriques dans la presse d’humour. Cette perspective média-centrique, ciblée autour des journalistes qui attaquent de front les défis de leur profession, traduit un besoin personnel qui outrepasse les seules attentes du public.
Cet article ne s’attache pas à décrire de manière exhaustive les différentes significations socio-symboliques de la presse d’humour, puisqu’il est évident que cette dernière ne peut être isolée des autres types de médias et qu’une analyse plus complexe impliquerait un croisement interdisciplinaire plus détaillé.
- Bref historique de la situation
Forme de résistance avant 1990, l’esprit satirique roumain a ensuite été repris et démystifié par les médias de peur qu’on ne dévoile leurs dents cariées par l’ancien régime, le régime communiste. Le destin leur avait réservé la fameuse „malédiction poétique”[3] dont parle Emil Cioran pour définir l’esprit pessimiste des Roumains. L’humour s’est montré humble, respectueux, timoré, loin de toute arrogance. S’il a mordu, il l’a fait comme un agneau et non comme un chien.
Avec le temps, il a commencé à briser les automatismes de la langue de bois et de la conformité sociale. Bon gré mal gré, les journalistes satiriques ont appris à se soumettre au nouvel ordre capitaliste.
Après 1990, les journalistes se sont laissés emporter par une haine idéologique, cherchant à se légitimer en reniant leur passé communiste alors qu’au milieu des années 1990, l’humour médiatique roumain adopte un sourire plus naïf qui finit par se soumettre petit à petit aux effets pervers de la culture de masse.
Ce discours humoristique, alors saturé par la mise en évidence des paradoxes liés au métier journalistique, a été placé sous le signe du combat, de la victimisation et de la calomnie, tout en ignorant les règles d’éthique élémentaires. Ainsi, en 2010, quelques journalistes de l’hebdomadaire de prestige Academia Catavencu vont répondre à ces tensions en fondant leur propre revue, Kamikaze afin de pouvoir respirer l’air pur de l’indépendance éditoriale.
- Reflets narcissiques et médias satiriques roumains
Narcisse qui saute depuis le tremplin de l’humour correspondrait au „provocateur de débats”[4] de Patrick Charaudeau. Le même auteur avance une définition particulière du contenu humoristique, vu comme „la résultante du jeu qui s’établit entre les partenaires de la situation de communication et les protagonistes de la situation d’énonciation”[5].
Cette forme narcissique du discours médiatique, c’est la tentation à l’autodérision. L’essence du langage performatif, énoncée par John Langshaw Austin, „Quand dire, c’est faire”[6] pourrait trouver ici une formule analogue: quand dire c’est rire de soi-même.
Premier reflet du discours narcissique, l’autodérision est visible lorsque les cibles sont incarnées par un ensemble de représentations appartenant à la même catégorie d’instance productrice. Les journalistes qui raillent leurs collègues se moquent en effet de l’ensemble de la profession. Ils remettent en cause leur statut professionnel tout autant que leur mission sociale. Les contenus qu’ils produisent fourmillent de „subjectivèmes”[7], selon le terme de Catherine Kerbrat-Orecchioni. Autrement dit, ils imposent leur vision personnelle en utilisant toutes les composantes de leur personnalité: cognitive, informative, affective et finalement stylistique.
Au-delà de cette visée apparemment suicidaire, tout chroniqueur, dès qu’il commence à prendre sa propre profession comme cible, se place en marge de celle-ci. Le journaliste s’isole, adoptant l’héroïsme de l’autodérision, car au lieu de se dépersonnaliser, il se personnalise davantage en se choisissant comme cible.
Michel de Montaigne annonçait déjà, par sa formule célèbre „je suis moi-même la matière de mon livre”[8], l’avènement d’un Moi génial qui se servait du discours afin de se positionner comme sujet en explorant les fondements de sa propre subjectivité. Mais l’innocence stylistique de Montaigne ne pose que les bases du discours narcissique. Parler de soi-même constitue une condition nécessaire, et non pas suffisante pour qu’un Narcisse de l’écriture puisse prendre corps.
Sigmund Freud dans son ouvrage Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient avance cette même idée qu’un détachement total des outils langagiers est une des conditions d’accès au sentiment de toute puissance narcissique et à l’invulnérabilité du Moi[9]. Il suggère que l’humour serait une sorte de valeur ajoutée, apportée par l’intermédiaire du surmoi. Le plaisir narcissique trouverait ainsi sa source dans la conscience et les réflexions propres d’un individu, évacuant celles d’autrui. La personne est donc confondue avec le discours dans une approche qui renvoie au psychisme qui dégagerait une ivresse toxique de surestime de soi. Je caricature, donc je suis. Joseph Conrad renforce cette idée en affirmant qu’une caricature „signifie mettre la face d’une blague sur le corps de la vérité”[10].
La formule „Narcisse de l’humour” instaure un contrat de prise de position appréciative et personnelle sur la réalité, d’une vérité privatisée au profit d’une vision objective du monde. Les références élitistes, principalement d’ordre littéraire, que contiennent les messages humoristiques entraînent un repli sur soi du discours narcissique, par opposition au discours commercial qui cultive un pathos plus ouvert au monde et attaché, corps et âme, aux valeurs consuméristes omniprésentes dans l’imaginaire collectif.
Ainsi, le discours de type narcissique gagne beaucoup en vraisemblance si on le perçoit au carrefour de cette autocritique journalistique, car le sujet est précisément le journaliste qui contribue à façonner le quotidien au cours d’un combat perpétuel d’appropriation de la réalité. La manière de se positionner par rapport à son propre contenu médiatique (texte ou dessin) pourrait établir un diagnostic réel en termes de souci, de participation ou de leçon de journalisme qui participerait en fin de compte à la hausse ou à la baisse du prestige journalistique comme le prouve la devise célèbre adoptée en 1991 par la revue satirique Academia Catavencu: „nos lecteurs sont plus intelligents que les leurs”.
De toutes les connivences évoquées par Charaudeau, la dérision et le cynisme se prêtent à merveille à cette stratégie d’autodérision. Le mot d’ordre, c’est le mépris sous toutes ses formes. La dérision pulvérise le statut social d’une personne, les mœurs de la société ou les espoirs d’un idéal quelconque, n’ayant ni support ni justification, „afin de suspendre, l’instant du jeu, l’angoisse de la fatalité du monde”[11].
Quant au type de connivence cynique, celle-ci :
„…accentue les accents destructifs du message humoristique. Elle est plus forte que la connivence critique car elle cherche à faire partager une dévalorisation des valeurs que la norme sociale considère positives et universelles […]. Le caricaturiste devient une sorte de «démiurge qui s’affranchit des règles du monde, propose de s’élever contre cette fatalité de la vie qui dépasserait la volonté humaine, et se trouve du même coup isolé dans un combat solitaire»”[12].
Le deuxième reflet du discours narcissique, qui alimente son arrogance stylistique, est marquée par deux attitudes majeures coexistantes: la tentation de renoncer à son œuvre (texte, caricature) ou l’attachement affectif à ses produits médiatiques.
La première est une attitude à la portée de tout journaliste noble d’esprit qui annulerait toute idée de suprématie de son esprit railleur, de sa croyance intime que l’intensité de son message puisse avoir un quelconque impact destructeur sur ses contemporains. Il se retirerait alors, dégoûté, du vacarme médiatique. Le Narcisse humoristique, ce „roi clandestin”, selon une expression consacrée de Georg Simmel, s’obstine à se couronner lui-même, contre l’esprit d’un siècle qui ne reconnaît pas sa valeur. C’est le bourgeois de la subtilité, l’élu de l’ironie qui ne peut pas accepter de cohabiter avec les autres, les valets humbles de l’esprit. Reste à préciser que ce hiatus entre le plaisir du texte ou de la caricature et le besoin de la validation socio-culturelle de la signification des messages s’élargit à un point tel que l’humoriste rompt avec ses lecteurs qui cessent d’être des partenaires viables.
Ce fait peut être illustré par les expositions de caricatures, qui, sans l’être de manière officielle, se cantonnent au seul milieu journalistique: cette caste professionnelle en voie d’extinction peine à mobiliser un public extérieur.
La seconde attitude renvoie à l‘amour-propre stylistique. Il existe une catégorie d’humoristes qui adorent s’entendre ou se relire. Ceux-ci mènent un combat avec eux-mêmes dans la vidéosphère ou la graphosphère. Plus le message délivré est spectaculaire, intense, grave, plus le risque de folie est grand. Comme exemple illustratif, les pamphlets de Corneliu Vadim Tudor, écrivain et homme politique, furent étudiés à la Faculté de Journalisme. Nous nous souvenons encore des émissions télévisées où ce personnage relisait avec frénésie ses propres poésies, calembours et autres pamphlets. Cristian Tudor Popescu ou Andrei Plesu sont d’autres exemples de journalistes qui écrivaient des éditoriaux le matin et les commentaient ensuite, à la télévision le soir.
L’humoriste, qu’il soit éditorialiste ou dessinateur, plonge dans les eaux de sa propre vanité stylistique. Il n’y a qu’un seul spectateur qui compte: lui-même. Il n’en est pas de même pour les auteurs de textes des émissions télévisées ou radiophoniques, car ils demeurent derrière la scène.
Mihai Coman dépeint parfaitement cet état d’esprit qui nourrit le délire et la grandeur narcissique. C’est un excellent portrait-robot du journaliste universel qui s’applique aussi aux journalistes satiriques.
„Le mythe du talent naturel du journaliste le situe près de l’artiste, le délivrant ainsi du poids des déterminismes professionnels (études spécifiques, responsabilité déontologique, etc.). Pareil à l’artiste, le journaliste est vu comme une entité pure, fragile, une victime d’un système agressif qui génère de la violence verbale et des pressions politiques, victime qui bon gré mal gré a affaire avec des divers imposteurs et qui s’efforce de préserver l’innocence de la création et la liberté d’expression” [13] […].
Dominique Maingueneau avance le terme d’auto désignation comme „l’ensemble des procédés par lesquels le locuteur se désigne lui-même en tant… que membre d’une collectivité”[14].
En conséquence, le produit humoristique se distingue de la catégorie des messages qui méta-communiquent leurs performances. L’auto-désignation comme forme de méta-journalisme traduit ainsi un narcissisme stylistique. C’est la connivence critique qui reflète le mieux cette stratégie, car elle propose aux lecteurs une „dénonciation du faux-semblant de vertu qui cache des valeurs négatives”[15].
En se situant sous le signe de l’inadmissible, cette typologie de connivences a pour but de provoquer un déséquilibre dans l’ordre des significations largement acceptées. Elle remplit une fonction axiologique, car elle s’efforce de mettre en relief les valeurs artificielles créées dans la société.
- Conclusions
Faire rire représente un critère par lequel nous évaluons l’intelligence et la beauté spirituelle d’une personne. Le Narcisse écrivain ou caricaturiste sait qu’il est éphémère. Se moquer de la vie constitue la condition sine qua non de son existence, son hygiène quotidienne. Toutes ces attitudes dégagent un désir ardent de paver la voie de la connaissance de son métier et de son héroïsme civilisateur envers les autres.
Le Narcisse de la satire surprend son reflet dans le papier de l’éternité ou l’encre de l’esprit, tiraillé entre l’attachement pour son œuvre et le renoncement aux louanges de ses contemporains. Il ignore la nymphe Echo de ses contemporains, les réactions de ses admirateurs tout en s’abreuvant de ses propres eaux créatrices intérieures. Il rejette les critiques de ses collègues et celles du public. Le Narcisse satirique fait donc sa toilette, hygiène sine qua non, face à cette dictature impitoyable de l’exhibition, sous toutes ses formes, qui domine notre époque.
Dans cette mégalomanie stylistique, le «Narcisse de l’humour» traîne derrière lui une poudre à canon prête à allumer le commencement d’une folie de la perte du sens de la réalité dans la douloureuse progression de l’esprit du temps: provoquer-rire-choquer.
[1] Voir Elihu Katz, Influence personnelle: Ce que les gens font des médias, Daniel Cefaï (trad.), Paris, Armand Colin, 2008.
[2] Voir Wilbur Schramm, Mass communications, Urbana, University of Illinois Press, 1949.
[3] Emil Cioran, Transfiguration de la Roumanie, Alain Paruit (trad.), Paris, L’Herne, 2009.
[4] Patrick Charaudeau, „Des catégories pour l’humour ?”, Questions de communication, n°10, 2006, p. 19-41.
[5] Ibidem.
[6] Voir John Langshaw Austin, Quand dire c’est faire, Gilles Lane (trad.), Paris, Éditions du Seuil, 1970.
[7] Voir Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation de la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin, 1980.
[8] Michel de Montaigne, Essais, Nicolas Musart (trad.), Lyon, Périsse, 1847, p. 17.
[9] Voir Sigmund Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Marie Bonaparte (trad.), Paris, Gallimard, 1930.
[10] Voir Joseph Conrad, Nostromo: A Tale of the Seaboard, notre traduction, Feedbooks, 1904, p. 254.
[11] Patrick Charaudeau, „Des catégories pour l’humour ?”, op. cit., op. loc.
[12] Ibidem.
[13] Mihai Coman, Mass media in Romania post-communista, notre traduction, Iasi, Polirom, 2003, p. 168.
[14] Dominique Maingueneau, Discours et analyse du discours, Introduction Broche, 2014, p. 20.
[15] Patrick Charaudeau, „Des catégories pour l’humour ?”, op.cit., op. loc.